(1Co 1,26-31 ; Jn 13,31-35) Le pèlerinage qui s’ouvre ce soir associe deux figures féminines, deux visages christiques du temps jadis. La première, bien sûr, c’est notre « petite fleur cachée ». Germaine nous reçoit chez elle, à la campagne, pour une messe au pied de la croix, à ciel ouvert – la Croix qui a projeté son ombre sur sa vie de misère, le Ciel qui l’a toujours consolée des duretés de la terre. La seconde se rappelle à notre bon souvenir à l’occasion du jubilé des apparitions du Sacré-Cœur (350 ans). Elle s’appelait Marguerite, fleur d’un autre jardin, avec sa collerette blanche aux allures de guimpe monastique et son cœur d’or tourné vers la rose mystique, Marie, qui parachève son prénom.
La première, Germaine Cousin, est du Midi profond, orpheline de mère, paysanne d’un siècle de troubles politiques et de guerres religieuses. Autant dire une plante de plein champ et de vents mauvais. Trois ans après la découverte de son cadavre intact naît la seconde, au centre-est du royaume. Marguerite-Marie Alacoque est fille de notaire, de ces notables modestes et pieux qui font marcher les bourgs de province. À cinq ans, Marguerite-Marie promet de consacrer sa pureté à Jésus. Germaine n’avait que des plaies purulentes à offrir. À 40 ans, la première fait « vœu de perfection » dans son couvent. Pour les villageois, la seconde était définitivement vouée à l’imperfection. L’une a été abordée par Jésus au Cœur transpercé, gros de nos ingratitudes et de nos méchancetés. L’autre a couru à ses devants, pour recevoir le pain béni à l’église, ou pour le partager avec le pauvre diable croisé en chemin.
L’une, à peine entrée à la Visitation, est envoyée à l’infirmerie comme aide-soignante. L’autre s’adonnait aux dernières tâches, avec le dessous d’escalier pour cellule et les brebis pour communauté. L’une fut longtemps sous-estimée, suspectée, et enfin reconnue. L’autre fut méprisée toute sa vie. L’une a fait connaître l’appel du Sacré-Cœur et imposé doucement ses demandes, de Paray-le-Monial au monde entier (Heure Sainte, vénération de Son image, communion le premier vendredi du mois). L’autre n’a rien laissé sinon, après coup, un parfum de Béatitudes : heureux les affligés, les doux, les persécutés…
Au lendemain de sa mort, la voix populaire proclame la sainteté de la petite Sœur. Le souffre-douleur s’éteint à 22 ans dans l’indifférence totale. Elle en sera tirée 43 ans après par un coup de pioche providentiel, et la longue série de guérisons qui s’ensuivit. L’une et l’autre furent élevées à la gloire des autels par le même pape, Pie IX (lequel béatifie Marguerite-Marie en 1864, et canonise Germaine 3 ans après). Toutes deux étaient filles d’une France royale et rurale aujourd’hui disparue.
Toutes les deux étaient passionnées du Seigneur : Marguerite, infatigable à consoler son Cœur et à propager son message, « rendre amour pour amour » ; Germaine, la mal-aimée, rendant amour pour humiliation, tant d’amour pour tant de souffrances qu’elle retournait en actes de foi, de charité, d’espérance. Agneau immolé ou bergère ignorée, l’Amour finit par l’emporter. Du côté de Jésus, sur la croix, le sang et l’eau ont jailli. Du tablier de Germaine serré contre sa poitrine, du pain qu’on voulait lui arracher, des brassées de roses ont fleuri.
La revanche des misérables, c’est la révolution de la miséricorde. C’est ainsi, nous disait l’apôtre, Dieu choisit ce qu’il y a de faible pour confondre les forts. Quel mystère, et quelle vérité ! Qui se sait pauvre, petit, est plus naturellement ouvert à Dieu qui seul peut le combler, et à son prochain dans le besoin. Qui est orgueilleux, plein de lui-même, n’a de place ni pour l’Un ni pour l’autre. Or, déclarait Paul aux petites gens de Corinthe, « Vous êtes dans le Christ Jésus », incorporés à Lui. Insignifiants pour le monde, ils avaient une place de choix dans le cœur de Dieu.
Cette bonne nouvelle du salut, qui fait écho à l’évangile du jour, Germaine et Marguerite-Marie l’ont vécue dans leur chair. C’était pour elles une affaire de cœur (C majuscule), dans leur vie minuscule, vue de l’extérieur. Elles ont communié à la passion du Christ, elles lui ont donné leur cœur blessé, traversé par l’amour qui endure tout. Cet amour-là est de lui-même missionnaire : « À ceci on reconnaîtra que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres », affirmait Jésus.
Quel ordre de mission, et quelle responsabilité pour nous, quand on sait le désordre du monde et les querelles de clochers… Mais Dieu ne demande pas l’impossible, il le donne. Il donne la sagesse pour déchiffrer les signes du Royaume dans les remous de l’histoire. Il donne la force de pardonner à qui nous a offensés. Il donne la grâce pour porter avec Lui les croix du quotidien (maladie, solitude, pauvretés matérielles et morales), les porter sans amertume, sans haine mais non sans larmes, dans l’incroyable assurance que rien de ce qui est donné n’est perdu. Il nous donne, par son Esprit, de changer nos cœurs de pierre en cœurs de chair. Il se donne à nous dans la prière, les sacrements. Comme il le fit pour Germaine. Comme il le révéla à Marguerite-Marie.
Que ces fleurs de sainteté nous apprennent à aimer Jésus. Qu’elles nous aident à garder sa parole, à garder nos frères du malheur, du Malin. Qu’elles nous gardent du pire des maux, désespérer de nos péchés, les croire plus forts que l’Amour de Dieu. Revenons à Lui. Il nous a amené à l’écart, il parle à notre cœur : « Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera, chez lui nous ferons une demeure… » Y aura-t-il quelqu’un pour Lui ce soir ?… Oui, Seigneur, Pasteur de nos âmes, viens dans nos vies délabrées. Viens au milieu des odeurs de bête et de notre désir d’aimer. Viens dans notre masure. Fais-en le temple de l’Esprit, le reposoir de ton Cœur. Que nous soyons ta demeure et qu’en toi notre joie demeure…